Spiti

2 07 2020

En ce moment, nos amis de la BRO Force (Border Roads Organisation) sont en plein émoi : la Chine a décidé de pénétrer encore plus avant sur le territoire indien, avec une stratégie d’expansion clandestine agressive. Une distraction bienvenue de ces lassants problèmes intérieurs, fachisme, génocide, pandémie… Rien ne vaut une bonne dispute aux frontières pour remettre du peps dans tout ça !

Et ça n’est guère étonnant, quand on se souvient de l’instabilité chronique des frontières de l’Himalaya. J’ai retrouvé à cette occasion mes carnets de voyage de 2011, lorsque nous faisons du vélo dans la vallée de Spiti et dans l’insouciance la plus totale. Voici le texte entier ; c’est long, mais c’est sympa.

***

J’écris à la lampe torche. Juste avant la plus belle aube de tous les temps, sur des montagnes et des glaciers abrupts, après deux jours de voyage dans des bus cahotants. On squatte devant un hostel réservé au Gouvernement, cernés par des chiens errants « sympathiques » d’après Eduard. Mais ça n’a aucun sens sans le début.

 

C’est le début de l’aventure. J’ai pris avec moi un minuscule carnet – winzig, on dirait en allemand et ce serait plus évocateur. Treize juin 2011 : première trace écrite, mais pas première péripétie. Mon ami Eduard Fanthome et moi avons décidé d’aller faire du vélo dans la vallée de Spiti, en Inde du Nord ; on devait être cinq dont son frère expérimenté, nous sommes finalement deux moitiés de randonneurs inconscients. Partir avec Ed est déjà en soi tout un poème. Son nom est censé dériver de lointains ancêtres français, qui auraient fui la Révolution et fondé la célèbre école de La Martinière à Lucknow. Lui-même occupe une place plutôt irréelle dans l’existence : petit-fils de fantôme déterminé à devenir une légende, il papillonne de fouilles archéologiques en pièces de théâtre contemporain. Personne ne sait jamais ce qu’il prépare, mais en Espagne il possède tout un empire immobilier de châteaux rococo. Ses compétences utiles pour ce voyage :

  • être fou ;
  • connaître tous les termes techniques qu’on peut rêver d’appliquer à un vélo ;
  • avoir une communication magique avec les chiens, notamment un bâtard errant de Delhi nommé Pinky qui le suit partout ;
  • savoir fabriquer des trucs.

Après avoir hésité une seconde à m’engager malgré les désistements de nos amis, j’ai donc topé la main d’Eduard et nous nous sommes lancés avec délectation dans les préparatifs. Soit en substance, faire des milliards de listes superflues et se rendre compte qu’une seule chose compte vraiment – trouver un vélo.

 

On trouve beaucoup de choses à Delhi. Juste pas de vélos de montagne. Proposition A : il y a environ une bicyclette par habitant dans cette ville vrombissante. Proposition B : grâce à la circulation le stock de cyclistes se renouvelle plus vite que le stock de bicyclettes. Il devrait donc en résulter, Ce Qui Fait Delhi, que tous les vélos en surplus se retrouvent quelque part et qu’ils fusionnent pour se transformer en super-VTT ! Malheureusement il existe aussi un élément Zut tel que « l’allure du véhicule reste constante quel que soit l’obstacle » qui implique que « les vitesses ça ne sert à rien ». Les ateliers clandestins de réparation ont donc sur les bras toutes sortes de cadres en acier bon marché et de selles casse-noisettes, mais aucun plateau. Après plusieurs heures de recherche vaine dans le marché à vélos du nord de Delhi (idéalement situé près du marché à bijoux de Karol Bagh), nous étions donc tout prêts à baisser nos petits bras. C’était sans compter sur la force puissante qui anime toute l’Inde et l’empêche de s’effondrer comme une vieille outre : le jugāḍ, la « débrouille ». Prononcer à peu près « djougaar », avec toute la déférence due. Nous sommes entrés dans un petit magasin apparemment semblable aux autres. Rien de spécial ne s’est produit. Nous sommes sortis avec deux VTT de course à 21 vitesses. Je ne comprendrai jamais comment le commerçant a pu non seulement faire apparaître deux tout-terrain des limbes, mais en plus nous convaincre qu’un modèle qui servirait de cadeau d’entrée en sixième en France était totalement adéquat pour gravir les sentiers himalayens. Pour ajouter à la régression, j’ai baptisé le mien Tornado. Ainsi équipés et définitivement entrés dans un monde parallèle, nous pouvions commencer. Mais il fallait déjà réussir à quitter Delhi…

 

What a start! Après avoir galéré pour fixer nos paniers de moto Honda Hero « Nike-Ajay » (heureusement qu’Ed est bricoleur), course cycliste à travers la forêt du Ridge pour atteindre la station de bus de Kashmere Gate. Conduire n’importe quoi dans Delhi est un vrai cauchemar, et c’est en fait l’étape la plus dangereuse du voyage… Même avec quarante minutes d’avance, nous peinons à trouver le quai et manquons de rater le dernier bus du jour. Le chauffeur nous hait, il est cependant fort caustique : c’est qui ces deux firangi (étrangers) qui se pointent à Départ moins une minute, nous font chier à démonter et charger leurs vélos, ne trouvent pas leur place et par-dessus le marché ont paumé leurs billets ? Nous sommes l’attraction de tout le bus, toute cette agitation fait bien marrer tout le monde. Le voyage sera en air conditionné, un luxe trompeur car ce sont les seules places que nous ayons trouvées et que nous aurions préféré un Government bus. D’après une loi universelle qui ne s’est jamais démentie dans mon expérience, plus c’est cher moins c’est confortable. On dort très bien sur une banquette de bois, coincé entre des voisins qui fournissent un stabilisateur dans les virages, un oreiller évolutif et souvent une présence amicale ; mais essayez de fermer l’œil dans un siège qui fait la taille de votre studio à Paris, transi par la clim’, exaspéré par les hurlements, le déjeuner puant et les blagues racistes des nouveaux riches de derrière. Ed m’apprend au cas où une expression utile en hindi : « kisī patthar se dusre patthar tak ham pahuncte rahte hain », « nous ne cessons d’aller de Charybde en Scylla ». Partis à vingt heures trente, nous arrivons à Shimla le lendemain matin.

 

Le dimanche à Shimla, c’est jour… de marché. Donc tous les magasins de la rue principale sont fermés, et toute une tripotée de magasins identiques sont ouverts ailleurs, avec en plus des marchands d’huile miraculeuse à la criée. « DOST (ami) voilà pour tes douleurs de dos pas cher DOST regarde un peu DOST ! » Nous nous équipons pour des sommes folles : bungee cords, sweater, wrist brace. À la réflexion tout ça est la moitié de ce qu’on emporterait pour une randonnée prudente dans les Hautes-Alpes, mais sur le moment, ces précautions nous paraissent honteusement excessives. Nous faisons également nos adieux déchirants au web dans un cyber qui porte l’affiche « Internet Suffering ». Avec nos looks de Tour de France, nous sommes l’attraction du siècle. Vélos + blancs + hindi = Error 404 Not Found. Il me semble en conséquence que tout le monde est super friendly dans la région de l’Himachal Pradesh. Les gens se renseignent sur notre route, nous informent, tripotent les vitesses, demandent le prix des vélos. Ça n’a pas l’air de leur sembler bizarre, juste intéressant. Bon seigneur, un vieux médecin qui parle français et arabe et a passé cinq ans en Libye me complimente sur mon hindi. Beaucoup de gens réagissent au fait que je baragouine la langue, et le monde est soudain cent fois plus humain. On me sourit, on est prévenant, on m’offre un chai ou un sac ou un bonbon ou de l’huile pour les reins… Par effet inverse, Ed en a marre d’être pris pour un angrezī (occidental) ; les gens de ne le croient même pas quand il dit qu’il vient de Lucknow ! La preuve irréfutable que l’identité nationale est un attribut social. Avec ses vêtements de sport, son véhicule de riche, son accent cosmopolite de Delhi et ses petites références à Ruskin Bond dans la conversation, Ed peut très bien passer pour un Non-Resident Indian en goguette.

 

Nous passons une rapide tête dans l’embrasure de l’église anglaise, dans l’intention de visiter. Choc : ce sont exactement les mêmes chants chrétiens que j’entendais dans mon enfance en Lorraine profonde. Colonisation, évangélisation, mondialisation, même débat.

 

Nous revoici au treize juin 2011, à Rekong Peo (2 290 m). Après une nuit horrible en car, donc, pour quitter Shimla et nous rendre au point de départ du trek. Bilan du trajet : une torche volée et un frein déréglé, on s’en sort extrêmement bien côté bagages ! Ah si, et un téléphone perdu, mais ça c’est la routine. Ed est injoignable mais ça n’a pas l’air de l’inquiéter, de toute façon personne à Delhi ne s’attend à ce que ses vacances se passent normalement. Devant nous, suspendu quelque part dans la nuit, un sommet enneigé attrape les premiers rayons. Ça brille, c’est beau. L’atmosphère est froide et craquante comme du givre, l’ambiance est fantastique. Nous sommes entourés de montagnes majestueuses qui vont se révéler peu à peu dans la lumière du matin. Mais derrière nous, suspendu aussi quelque part dans la nuit, un hurlement perce. Deux hurlements, trois, dix, on dirait des loups. Ce sont des chiens errants vénères et mon cerveau réalise soudain que nous ne sommes pas dans une maison. Nous sommes dehors, dans la montagne, sur une place vide, et absolument tous les habitants dorment à poings fermés – nous n’avons même pas réussi à réveiller le concierge de l’hostel. Ed m’avait dit avant de partir que l’Inde aussi a des Patous, ces chiens de montagne énormes qui protègent les troupeaux et sont d’une force colossale. Une autre partie de mon cerveau me rappelle alors que ce sont des Patous indiens, et qu’ils sont donc sûrement prêts à négocier autour d’un chai. Les chiens surgissent au tournant de la rue, ils nous ont vus. Ils sont hirsutes, plutôt dans le genre Hell et Sebastien. Ils foncent, puis s’arrêtent et forment un cercle à quelques pas en découvrant les crocs et en grognant. Tension dans la nuit himalayenne ; la scène ne détonnerait pas dans Croc-Blanc. Tout d’un coup j’entends à ma gauche : « Maaaiiis qui c’est le chouchou à son pépèèère ? Aaallez, tututut, viens faire câlin, viens ! »

 

Dix minutes plus tard, les chiens sont nos amis pour la vie et le soleil a dépassé la crête. Comme souvent dans ce pays de montagnes russes, la pire angoisse et le bonheur parfait alternent sans broncher. Nous prenons le petit-déjeuner entourés de grosses peluches qui tentent discrètement de bouloter nos paquets de nouilles instantanées. Seule ombre au tableau : le soleil me permet d’apprécier la présence de plaques rouges sur toute ma peau. Eh bhenchod, une fungus infection. Mon corps ressemble à une race extra-terrestre faite de jelly purulente. Du moins voilà ce que j’en pense à première vue, car au fil des années et des gentils petits champignons rencontrés j’en viendrai à trouver l’effet plutôt esthétique. Le pharmacien que nous allons voir est efficace, les médicaments sans doute moins… Les petits champignons s’en iront progressivement en quelques jours. Nous établissons un itinéraire :

 

13/06 : Rekong Peo – Shillo

14/06 : Shillo – Khab

15/06 : Khab – Chango

16/06 : Chango – Tabo

17/06 : Tabo

18/06 : Tabo – Kaza

 

Le but est de faire en passant un peu de tourisme culturel, car la région est connue pour ses gompa (monastères bouddhistes) et ses cavernes. Certaines fresques datent du xe siècle, et le monastère de Tabo notamment a plus de mille ans. Des vestiges de la civilisation précédente, les Bodos, sont également visibles sous forme de stèles chamaniques et d’inscriptions. Ed est par ailleurs passionné de géologie, et il m’apprend que le sol que nous foulons est le même fond de la mer Téthys qui recouvrait mon village natal ! On y trouve les mêmes ammonites, sauf qu’ici tout le monde s’en claque le coquillage préhistorique et qu’il est permis de les ramasser. Pour la première et unique fois de ma vie, je me sens vaguement fière d’avoir fait mon collège à Hettange-Grande, le patelin qui a donné son nom à la couche géologique de l’Hettangien.

 

C’est parti ! Nous enfourchons nos fidèles destriers et dévalons la première descente. Le premier jour est relativement plat, avec de très agréables petits lacets qui longent le lit d’une rivière en contrebas. Rien à signaler, nos freins fonctionnent, l’air et la liberté nous fouettent le visage, c’est la fête. Nous sommes seulement légèrement ralentis dans notre élan par quinze kilomètres de travaux, étalés sur un faux plat poussiéreux. Enfin nous pouvons nous consacrer à deux uniques tâches absorbantes : pédaler et contempler le paysage. Comment décrire Spiti ? Beaucoup de gens choisissent plutôt d’aller explorer à vélo les routes aériennes du Cachemire, ou à défaut le tronçon qui relie Manali à Leh. Nous-mêmes avions prévu de faire non pas une mais deux vallées, en passant par le col Kunzum La (4 450 m) qui relie Spiti à Lahaul. Un peu de géographippie s’impose ici : en Himachal Pradesh, la bourgade la plus célèbre est Manali. Elle est située au-dessus de la vallée de Kullu, à une altitude dépaysante mais pas inaccessible et à peu près sur la route qui mène au Cachemire. Vous avez sans doute déjà vu ces vêtements marrants en laine de yak ou en soie de sari qu’on vend sur les marchés de France, et ces gros bijoux tibétains en argent incrustés de fausse turquoise ? Imaginez juste que ce business prenne la taille d’une ville entière et vous aurez Manali. Ajoutez à cela des guesthouses très peu chères, où tout est prévu pour rester coincé éternellement dans un trip nourri aux pancakes et aux falafels et où vous écouteriez quelqu’un jouer en boucle Hotel California. Juste à côté de Manali, de l’autre côté de la Rohtang Pass, l’autre vallée hippie célèbre est Lahaul. On y vient pour sa mahaul (ambiance) plutôt propice aux rave parties sauvages, à l’acide en vente libre et aux festivals de minimale. Le public y est plus confidentiel, c’est le carré Very Hype Hippie. Et entre ces deux vallées, il y a… Spiti. Spiti, qui est juste jolie. Il se pourrait malheureusement que le tourisme de masse la rattrape bientôt, mais pour l’instant l’état de son unique route tient les cars privés éloignés. Spiti c’est une vallée hautement instable, où de grandes parois désertiques s’effondrent en permanence sur de tout petits villages sans eau courante ni électricité. En quittant Rekong Peo, nous avons compris qu’on entrait dans un autre monde. Un autre élément ajoute à la singularité des lieux : en tant que zone frontalière, Spiti est sous la protection spéciale de la Indo-Tibetan Border Police. Un permis est obligatoire pour s’y rendre, et de nombreux check points permettent aux soldats de garder une idée précise de nos trajets. Au premier poste d’entrée après Rekong Peo, le soldat qui s’occupe de nous est perplexe :

 

« Vous avez un permis indien et un permis étranger.

– Oui, regardez, je suis étrangère. Je viens de France mais j’habite ici. (Sourire enchanteur force 3)

– Mais on ne peut pas rentrer avec un permis indien quand on est étranger.

– Donc j’ai acheté un permis étranger, en effet. (Sourire enchanteur confus force 5)

– Mais vous êtes étrangers. Et il n’y a ici qu’un seul permis étranger. »

 

Ed est déconfit. Il tente de sauver son honneur dans son meilleur hindi roublard :

 

« Arre je suis indien ! Je viens de Lucknow ! J’ai étudié à St Stephen’s College !

– Elle aussi elle a étudié à St Stephen’s College, c’est écrit là. Elle est française. Vous êtes français.

– Mais non ! Regardez ma carte d’étudiant !

– Vous vous appelez Eduard Fanthome ?… C’est français ça non ?

– Oui… Mais non !! Regardez ma carte d’identité ! Tenez, vous avez de la chance même que j’aie une carte d’identité, c’est pas tout le monde dans ce pays qui a sa carte d’identité, regardez !

– C’est une fausse. Vous êtes français. »

 

La conversation devient si absurde qu’au bout d’un moment, le soldat attrape un fou rire. Il est vraiment persuadé qu’Eduard est étranger et lui fait un numéro très élaboré de triche. Habitué à moins de subtilité de la part des fraudeurs, il apprécie grandement cet effort. Il appelle son collègue, qui examine la carte d’identité indienne à son tour et dit :

 

« … C’est une fausse. Vous êtes d’où ? Attendez, France je dirais ? »

 

Un vrai vaudeville. C’est le poste-frontière pour entrer dans l’une des zones les plus sécurisées d’Asie, et tout le monde est mort de rire. Un grand débat aurait pu se développer sur ce qui prouve qu’on est indien, dans la mesure où la moitié de la population parle très peu hindi voire le refuse, et où les journaux, les chaînes de télévision et les plats changent complètement tous les cent kilomètres. Au lieu de ça, les soldats ont eu l’air de décider que tout divertissement était le bienvenu dans un job du bout du monde et nous ont chaudement recommandés par téléphone à leurs collègues des prochains postes.

 

La première étape nous a donc laissés d’excellente humeur, satisfaits d’avoir pénétré enfin le saint des saints et peu fatigués de cette route facile. Nous faisons étape à Shillo, une petite bourgade sans histoires qui nous offre une chambre basique à bon prix. Le lendemain, nous faisons plus ample connaissance avec nos amis des troupes d’élites. Alors que nous nous sommes arrêtés au bord de la route dans une caserne pour réparer un bout de frein, nous nous faisons alpaguer par un militaire gradé :

 

« Hello ! Vous faites une belle balade ? Venez donc boire le thé avec nous, on reçoit beaucoup trop de rations ici. L’intendance sait qu’on s’ennuie ferme alors ils nous envoient de quoi faire des banquets toute la journée ! »

 

Nous entrons dans la caserne. Un jeune troufion regarde un soap opera à la télévision, le genre où les zooms dramatiques constituent la moitié du scénario. Très vite nous constatons que ces gens se font chier à cent sous de l’heure.

 

« Parfois on a un peu d’action… Il y a trois jours un camion est tombé. Ça arrive presque toutes les semaines malheureusement, parce que la route est mauvaise, et que les chauffeurs font des distances interminables, souvent de nuit. Et puis ils picolent un peu parce qu’ils sont seuls. C’est vraiment triste, à chaque fois je pense à la famille qu’il laisse derrière. Celui-là s’était arrêté ici avant, je lui avais pourtant dit de se reposer. On est allés récupérer le camion et sortir le corps, parfois il faut y aller en hélicoptère ou à pied. Faites attention en vélo, vous ne risquez pas de basculer avec votre poids vous mais si un chauffeur surgit en face c’est pas lui qui sera mort. »

 

Nous parlons de tout et de rien, discutant allègrement du haschisch qui pousse partout dans la région et de nos stars Bollywood préférées. L’officier de la caserne nous dit parler toutes les langues de l’Inde, et le prouve sur-le-champ pour une dizaine. Les militaires qui sont postés ici viennent de partout, et il est parfois difficile pour eux de s’adapter à la montagne. Pour les Indiens du Sud notamment, se retrouver dans une région hindiphone à la nourriture surépicée est parfois très déroutant. Nous rencontrons un Tamoul qui nous dit pourtant être très heureux d’avoir ainsi l’occasion de voir du pays. Il nous rappelle avec une évidence touchante que tout le monde est humain et qu’il est toujours agréable de découvrir d’autres humains. Il adhère complètement à la devise de sa section : « serve and help ».

 

Dans le bureau, une carte de la région est punaisée au mur. Elle est tracée à la main avec un feutre bleu, sans notion des distances ou de l’altitude. Il n’y a que deux traits : la national highway et la frontière chinoise. Ce que la carte ne dit pas c’est que depuis des dizaines d’années l’une tente de s’avancer vers l’autre… Je me risque :

 

« Vous avez souvent des problèmes à la frontière ?

– Of ! Hum, non, enfin, oui, enfin, bof, humpf, vous savez, oui, ben, bon, c’est euh, voilà… »

 

Le troufion qui regardait la télévision se retourne et rigole franchement :

 

« Des problèmes ? Ils construisent une route chez nous mais à part ça pas de problèmes ! Non mais sérieusement, c’est pas le Pakistan, il n’y a pas de tirs ou des choses comme ça. On se voit, on se guette, et parfois on se rend compte qu’ils ont avancé de deux cent mètres. »

 

Impossible de déterminer la part de sarcasme. Comme pour la vraie-fausse carte d’identité, la différence entre la guerre qui couve ou le bon voisinage ne semble pas être une donnée absolue.

 

Après avoir pris tout notre déjeuner avec les militaires et accepté plusieurs rasades de chai, nous repartons le ventre alourdi pour attaquer la montée. Notre première bavante fait seulement deux kilomètres, mais comme dirait un ancien premier ministre, la pente est raide. Montée de l’enfer jusqu’à Puh, qui porte bien son nom vu nos halètements de bœufs. Passé le village nous redescendons. Un zigzag de ponts nous fait passer de l’une à l’autre rive de la rivière Sutlej qui se trouve entre ombre et soleil – jour, nuit, jour, nuit. Le paysage est complètement minéral, et il semble que chaque centimètre carré de la montagne est fait d’éboulements. La roche est si friable par endroits qu’il suffit d’appuyer dessus pour en faire dégouliner tout un pan. C’est le chaos géologique : des couches diverses dans tous les sens, du jaune et du gris, du sable et des rochers énormes s’embrouillent dans des dessins tourmentés. Nous passons souvent sous des surplombs inquiétants ou à travers des ruisseaux qui coupent la route. Occasionnellement un véhicule de tourisme audacieux vient s’embourber dans les passages difficiles, raillé par les quelques ouvriers qui semblent passer leur vie entière sur les chantiers. Un nouveau moment de douleur cycliste survient peu avant Khab… Que nous manquons. Nous sommes trop loin et pas de Khab en vue, où avons-nous donc fait fausse route ? Nous revenons sur nos pas, c’est tout droit. Nous comptons les kilomètres, vérifions avec le podomètre d’Ed. Et soudain nous comprenons : Khab est un pont. La carte ne le différenciait pas les lieux-dits habités, et nous l’avons pris pour un village. On ne peut pourtant pas s’arrêter ici, il n’y a même pas la place de bivouaquer au bord de la route, c’est à l’ombre et le sol est friable. Il faut continuer. Nous avions arrêté l’étape juste avant une montée qui tue ; tant pis, ce sera pour aujourd’hui !

 

En pleine souffrance dans les lacets, nous voyons passer une jeep fantôme qui n’a plus de toit. Ses portes déglinguées sont attachées au véhicule par des élastiques. Un jeune type hilare nous dépasse à dix kilomètres à l’heure, ses cheveux ébouriffés de crasse lui donnant l’air de vivre sa vitesse dans un autre référentiel. Il nous crie que la prochaine shahar (ville), Kaa, n’est plus loin. Et en apercevant l’endroit au sommet de la montée, nous comprenons que Khab puisse être considéré comme un village si Kaa est une ville…

 

Nous voici donc en avance sur notre programme, au milieu de nulle part. Je me demande s’il y a un motif récurrent d’installation des populations en montagne. Pourquoi avoir bâti là précisément ? Contrairement à la plupart des villages alpins que je connais, Kaa est en plein vent sur un flanc doux de la montagne qui offre une vue dégagée. On voit même de magnifiques glaciers au loin, et des moraines qui peuvent avoir été d’autres glaciers en face. Nous sommes maintenant autour de 3 000 mètres d’altitude, et la rivière Sutlej ne creuse plus de profonds sillons encaissés mais s’épanouit dans une large vallée en hauteur. Le sol est sec, friable et visiblement non arable sur les parties hautes. Il y a un peu d’herbe et de fleurs qui poussent entre la rivière et la route, avec de la menthe sauvage. Autour de Kaa les habitants ont planté un petit verger et quelques champs de céréales qui ont l’air de pousser difficilement. La campagne montagnarde, la vraie. Ça devient vraiment désertique… Et nous ne sommes encore que le long de la Sutlej, qui doit rejoindre bientôt la Spiti en pénétrant véritablement au cœur de la vallée. Demain, ce sera la Lune !

 

Kaa est constitué de quelques personnes réunies autour de la route. À gauche, un petit temple et une dizaine de manguiers, un âne, trois maisons à étage unique en pierre dont deux effondrées. À droite, d’autres ruines, d’autres ânes, une autre maison, une ḍhābā (café de bord de route) et une école. Personne n’a de toilettes, tout est fait dans la nature. On ne mange que du dāl-chāwal  (lentilles-riz). La ḍhābā vend du Coca-Cola et du Mirinda (soda à l’orange), mais aucune autre nourriture. Il y a tout de même des citernes qui doivent collecter l’eau de la mousson et épargner aux habitants le trajet vers la rivière au moins en été. Je ne vois pas de forêt dans les environs, ils ne cuisinent pourtant pas au gaz mais au feu de bois. En découvrant les lieux nous sommes au premier abord pris d’une certaine tristesse face au dénuement des habitants. La famille qui gère la ḍhābā a une petite fille dont ils disent qu’elle a cinq ans, mais qui ne parle toujours pas. Elle est sale et se comporte comme une enfant sauvage, jetant des regards apeurés à tout ce qui bouge ou fait du bruit, glapissant et se déplaçant avec difficulté. Elle a probablement un souci mais il est difficile de dire si ce n’est pas ainsi que vivent tous les enfants de Kaa. Puisqu’il y a deux maisons debout, même en admettant que les autres habitants soient temporairement allés vivre ailleurs, il doit y avoir au maximum cinq enfants ici – et pourtant l’école est ouverte ! Nos hôtes nous expliquent que le gouvernement d’Himachal Pradesh met un point d’honneur à ce que chaque hameau possède au moins une école primaire, tenue en général par un seul professeur. Les enfants ont cours le matin, afin de pouvoir aider aux champs l’après-midi. En l’occurrence leur blé semble en piteux état, ce qui accrédite l’hypothèse d’un événement climatique récent qui expliquerait que la moitié des maisons sont écroulées. Les habitants nous disent gagner raisonnablement leur vie grâce aux routiers, qui leur achètent toujours quelque chose en passant. Ils ajoutent :

 

« Et puis Kaa est célèbre dans la région vous savez.

– Ah oui ? Pourquoi ? »

 

Je doute : nous sommes dans la montagne, à 3 000 m, il y a deux maisons debout, pas âme qui vive autour et des éboulements partout. La tenancière répond :

 

« Pour son terrain de cricket. »

 

Quelle soirée. Quelques chauffeurs ont sympathisé avec nous avant le dîner – surprise : dāl-chāwal – dont notre ami Daulat Ram qui nous a inondés de bīḍīs (cigarettes) et d’histoires. Il nous a même invités dans son super camion tout chaud et recouvert de couvertures pour partager des verres de McDowell’s. Attention, pas du mauvais whisky ! Précise-t-il en nous resservant un verre. En attendant que le repas soit prêt, on mange ensemble un bout de rājmā (haricots rouges) réchauffé de son étape de midi. Le dāl-chāwal a beau être cuisiné par accrétion progressive depuis environ deux cents ans dans la même casserole, il n’est servi qu’à vingt-deux heures pétantes. Les gens prennent leur temps, il n’y a qu’une seule baraque à dāl de toute façon et c’est la patronne qui décide puisqu’on est en même temps chez elle. Le Routard serait en pâmoison devant tant d’authenticité rustique. Daulat Ram est rapidement pompette. Il est grand et maigre, mais sa moustache en impose. Il est très content de pouvoir discuter avec de nouvelles personnes, mais il n’a absolument pas l’air étonné qu’il s’agisse de touristes cyclistes. Il en a vu d’autres ! Il est originaire de Chandigarh, où habitent sa femme et ses deux filles. Sa première fille vient de rentrer à l’université et c’est pour ça qu’il fait maintenant de longs trajets. En risquant sa vie sur cette route défoncée tous les jours, il gagne beaucoup plus qu’en restant au Panjab. Il se rappelle ce raisonnement quand il doit faire la route le soir, pour ne pas faire de bêtise, pour ne pas perdre de vue qu’il conduit pour sa fille et pas juste pour conduire. Il dit avoir une chance de cocu : pas un seul accident encore, et pourtant il en a vu des camions dans le précipice. Il lui est même déjà arrivé d’être pris dans un éboulement de terrain avec son trente-trois tonnes et d’en sortir indemne ! Il n’est pourtant « pas superstitieux », d’ailleurs il ne garde dans son camion que le minimum légal en termes d’icônes religieuses – à peine quatre ou cinq autocollants 3D, deux statuettes de Ganesh, un porte-clés Hanuman et un poster de Krishna. Nous refaisons le monde jusqu’à minuit passé. Si nous étions à pied ce serait une hérésie coûteuse, mais le monde de la route fonctionne différemment. Se soûler jusqu’à pas d’heure pour faire passer l’adaptation à l’altitude semble bien marcher pour Daulat Ram, nous suivons donc l’exemple.

 

Le lendemain matin j’ai tout de même quelques doutes sur cette méthode. Pas dormi de la nuit ; on crève de chaud dans ce sac de couchage ! On me l’a vendu avec un petit air sceptique et désolé en m’assurant que c’était très léger pour l’Himalaya, par rapport à ce sac de survie d’alpinisme à cinq cent euros. Mais nous sommes en juin, la période où la chaleur s’accumule dans le four tandūrī formé par la montagne, tout juste sur le point d’exploser en mousson. Je me fais pour la millième fois la réflexion que le corps est un petit génie : juste avant le trek il m’avait rendue malade de tout, dos en miettes, genou qui coince, fungus sur tout le corps, angine carabinée… Et maintenant qu’on y est, tout va bien. Aujourd’hui je risque d’en baver quand même, vu les excès de la veille. Des courbatures et une nuit blanche pour attaquer la plus grosse montée du voyage, on a vu mieux.

 

Moment de désespoir peu après notre redépart. La route de Kaa à Chango est barrée, il faut faire un détour par Nako. À l’embranchement, le panneau signale un glissement de terrain sur la route normale, mais on peut imaginer des raisons plus diplomatiques car la frontière chinoise est vraiment tout près et la route de Nako est une construction récente. Problème : la route ancienne suivait la vallée ; la route de Nako monte à Nako puis redescend pour retrouver la nationale plus loin. Et nous venons juste de monter vaillamment dix kilomètres de lacets ! C’est malin. D’ailleurs un panneau signale que la bourgade de l’embranchement s’appelle Malling, encore un point commun absurde avec ma Moselle natale qui compte un homonyme exact. Sur les précédents kilomètres j’avais déjà avalé un effort considérable, prenant sur moi pour venir à bout du plus gros morceau de grimpe du voyage. Je pédalais, je moulinais, j’agitais frénétiquement mes petites jambes en descendant les vitesses et je me trouvais inexorablement rendue à la première au bout de vingt mètres, obligée de peser de tout mon poids pour faire un tour de pédale. On tire gros, on s’arrache, on monte en danseuse : c’est bien joli tout ce jargon mais la réalité vécue se résume en un mot – aargh. Après cette portion de route interminable qui avait ouvert la matinée douloureusement donc, pouf, on nous proposait un détour de sept kilomètres pour prendre encore six cent mètres de dénivelé. Une pente moyenne de 8,5 % ça n’a peut-être l’air de rien dit comme ça, mais ce qui s’étalait devant mes yeux était un sentier horriblement tortillard. Je me suis lancée avec l’intention de venir à bout de cette épreuve dignement. Au bout d’un kilomètre, je crachais mes poumons. Au bout de deux, je manquais de m’étouffer dans les jurons tant le soleil et le cœur tapaient. J’ai donc finalement honteusement capitulé, implorant Eduard d’accepter cette entrave à l’amour-propre et de prendre un lift en stop à la prochaine voiture. Lui a continué. Comme dans un combat de gladiateurs, mon pouce levé m’a semblé signer le retour à la vie. J’ai attrapé une camionnette, émue par l’invention du moteur.

 

Céline Dion ! Céline Dion à Nako, qui retentit dans le poste radio d’un vieux commerçant blasé. Et un merveilleux petit lac bleu-vert bordé de pierres blanches. Ça y est, c’est le Tibet : drapeaux de prières, portraits du Dalai Lama, momos (raviolis) et pain brioché, enseignes en alphabet tibétain. Et ces murs couverts d’ardoise, qu’il faut circumambuler comme des stupas (temples bouddhiques), mais version linéaire. En attendant Eduard j’ai pu profiter pleinement du spectacle. Le village est perché sur un sommet, avec au centre ce bijou de lac naturel que les habitants ont soigneusement entouré de bâtiments immaculés. Un lac rond, entouré de stupas rondes, au centre d’une vue à 360 degrés sur les montagnes… Le panorama est stupéfiant. On comprend l’importance, là tout de suite, de se mettre à marcher calmement en cercles infinis autour de ce petit point éternel, en faisant tourner son moulin à prières, happé par un monde entièrement cyclique et recommencé. En écoutant Céline Dion. Je suis frappée aussi de l’aspect propret de Nako. Les maisons ont soudain des terrasses, des portillons, des fenêtres ouvragées. Les rues sont animées, il y a plusieurs échoppes de souvenirs et même des restaurants. En fin de compte, c’est louche.

 

Et là, je les vois. Tout un bus de touristes israéliens. Ils sortent en trombe, achètent immédiatement plusieurs écharpes de fausse pashmina en négociant très abruptement, consomment d’innombrables Cocas et repartent moins d’une demi-heure plus tard. Je demande innocemment au patron qui me sert un chai s’il voit passer beaucoup de touristes, et découvre son désarroi.

 

« Des touristes, non. Des Israéliens, oui. Quelle tristesse. Ils ne paient pas, ils refusent toujours de payer le bon prix. Une fois il est venu un bus plein comme ça chez moi, ils ont mangé mangé mangé, commandé tellement de plats. Et après ils sont partis sans payer. Ils sont juste partis. J’ai protesté, je me suis battu, mais ils étaient quarante, qu’est-ce que je pouvais faire ? »

 

En parlant avec un jeune de notre âge qui tente de faire marcher un hostel, j’entends pire. Son histoire tient peut-être de la légende rurale raciste, mais elle montre dans tous les cas à quel point les Israéliens sont devenus des sortes de créatures mythiques dans l’Himalaya. Il me dit que les Israéliennes draguent souvent en vacances, et que les garçons d’ici les attendent avec impatience parce qu’elles concluent volontiers et partent sans se retourner. Il me dit qu’un groupe de filles a récemment poussé l’affaire plus loin, et lancé un concours entre elles pour dépuceler le plus de « locaux » possible. Comme tout se sait très vite, elles ont été démasquées au bout de quelques conquêtes. Les adolescents d’ici ont un mariage arrangé qui les attend, et d’ici là ils se comportent en frères avec le sexe opposé ; ça ne pose pas de problèmes tant qu’il n’y a pas de tentations, mais le monde de débauche qu’ils entrevoient grâce aux touristes doit les plonger dans une frustration sans bornes. Encore une fois je n’ai aucune idée de la fiabilité de cette anecdote, mais je sais qu’à de moindres niveaux les Occidentales ont souvent un comportement désolant en Inde. On ne mesure pas toujours que quelque chose qui choque déjà les mères au foyer dans American Pie est complètement hors de l’échelle du libertinage dans certains contextes. C’est déjà suffisamment difficile pour les filles de Spiti d’équilibrer les mœurs contradictoires qui leur tombent dessus de leur famille, du Tibet, de l’école, de la religion, des études en ville, de Bollywood et tutti quanti ; elles n’ont certainement pas besoin que des étrangers viennent en plus transformer leurs BFF en pubères excités.

 

Après l’arrivée triomphante d’Eduard, on se tire vite. Trop de hippies, et il faut arriver à Chango avant la nuit. Nous prenons un faux lift, payé deux cent roupies (l’arnaque !) pour éviter le dernier bout de montée – car ce n’est jamais fini. Ensuite nous dévalons l’autre versant, c’est de la descente intégrale à travers des formations géologiques de toute beauté. Ed est fasciné par ces sédiments sableux, et quand même, pour construire une route là-dessus il faut croire fort en la physique quantique. D’après Newton, prendre ces trucs dans les mains suffit pour les désintégrer. J’en déduis que la route tient sur une réalité invisible à l’œil nu, capable d’empêcher la foi de déplacer les montagnes. Nous avons d’ailleurs passé un bout de route où les glissements de terrain sont fréquents, et où Daulat Ram fait une prière à chaque fois qu’il passe (vraiment pas superstitieux, je vous dis). Tout en bas de ces dix-huit kilomètres en roue libre, mains crispées sur les freins, c’est Chango sur la rivière Spiti. Une oasis de vert, de beauté, de bouddhisme. Nous découvrons la technique du dérapage contrôlé dans les lacets en descente, qui est l’équivalent de ce moment où vous regardez le métro passer et vous savez que vous pourriez sauter. Des milliers d’années d’évolution s’assurent que vous ne lâchiez pas le frein à ce moment précis. Tout le long de la route depuis le départ, nous avons longé le bord sans barrières et cela nous a semblé normal ; même quand on est à vingt centimètres d’un gouffre à pic, à l’allure d’un escargot démotivé ça n’est jamais très inquiétant de ne pas avoir de garde-fous. Maintenant que nous filons à toute vitesse dans la pente en revanche, nous aimerions en toucher quelques mots au big BRO (Border Roads Organization).

 

Chango nous semble énorme. Il y a des dizaines de maisons, un check point militaire, un pont, une guesthouse. Nous refaisons le plein de nouilles et discutons avec des gardes un peu moins drôles que les autres. Le village est niché entre deux parois, à l’endroit où la Spiti cesse de bouillonner pour devenir un cours assagi. Nous demandons une chambre, avec la négociation la plus rapide que j’ai jamais vue :

 

« 300.

Arre, 200.

-Ok. »

 

Ça promet une vraie nuit de sommeil, bien méritée – surtout pour Ed. Aujourd’hui, avec douze à dix-sept kilomètres de montée en lacets dans les pattes et le double de descente, on a passé l’épreuve du feu. Maintenant tout peut arriver, ça roule. Le freaking out aura été de courte durée finalement. Ed profite de ce soulagement pour suggérer qu’on attende quand même que la passe Kunzum La soit ouverte et qu’on pousse jusqu’à Manali ensuite… Combien de kilomètres en plus ? 653. « !!!!! » Lui réponds-je.

 

Notre prochain objectif est Tabo, où nous voulons passer un jour entier. La route ne cesse d’évoluer depuis le début du voyage, passant d’un vague amas de gravats à une double-voie goudronnée selon ses humeurs. Après Chango elle adopte le style « damier », alternant tous les dix mètres le macadam et la terre. Terre, route, terre, route, terre, route. Allez savoir pourquoi. Le chemin prend de larges lacets, et crée une illusion des sens qu’on pourrait qualifier d’effet « Duel » d’après le film de Spielberg où un camion poursuit un type pendant des heures. Vous voyez au loin un camion qui arrive en sens inverse. Soit, il semble à plusieurs dizaines de kilomètres. Il disparaît dans un tournant. Et brusquement, vous l’entendez tout près ! Un bruit de moteur très distinct, il est juste derrière ce rocher, vous freinez… Mais non, rien. Puis rien, et toujours rien. Il vous semble que le camion aurait déjà dû vous croiser depuis un moment. Vous n’entendez que votre propre couinement de pédale. Et tout à coup, voilà le monstrueux Tata qui surgit juste devant vous ! Cette fois vous avez vraiment failli vous faire écraser, et c’est le gentil militaire qui aurait dû venir vous décoincer. Avec du recul, la réverbération explique sans doute tout cela, le son étant sûrement porté bizarrement et la distance déformée à la vue. Quand ça m’est arrivé sur le moment, ça me semblait plutôt très clairement relever d’une force divine vexée que nous n’ayons pas circumambulé nos propres roues.

 

Malgré ces frayeurs, jusqu’à Tabo la route était un vrai plaisir. Plein de villages ombragés et verdoyants (ainsi que pauvres et sales). Toujours une école, comme promis, et beaucoup de fontaines. Après trente-sept kilomètres nous voilà à Lari, où personne n’a rien à manger pour nous. Heureusement Ed a fabriqué un réchaud maison qui fait l’admiration de tout le village, en plus de nouilles fort acceptables. Mode d’emploi : prendre un vieux ventilo d’ordinateur, qu’on relie à une pile. Le placer sous une structure à base de tôle ou d’acier de boîte de conserve qu’on aura disposée plus ou moins en spirale, en deux récipients concentriques. Allumer un tout petit feu de bois sous le réchaud. Le ventilateur se charge de rediriger l’air chaud au centre vers le feu si j’ai bien compris. Tadaaa ! Une ébullition en moins de cinq minutes, et pas besoin de transporter du gaz.

 

Après le déjeuner nous relions l’étape sans histoires. Tabo en soi est un peu trop commerçante : German Bakery, cyber café, et chambres à 800 roupies que des mecs à lunettes de soleil essaient de nous vendre en ponctuant leurs arguments de « yeah man ». On n’a pas fui Delhi pour se retrouver avec des fashionistas défoncés, c’est donc niet pour l’hôtel. Nous rencontrons de jeunes moines bouddhistes du monastère, qui tentent de nous aider à obtenir un lit gratuitement dans leur dortoir. Ils sont très enthousiastes à l’idée de partager une soirée de blagues et de jeux de cartes, mais leur supérieur refuse. Nous décidons de planter la tente au « camping », le jardin d’une vieille écossaise appelée Margaret qui tient une guesthouse de charme. Pour être sûre de ne manquer aucun mot-clé, Maggie a appelé son auberge « Yak – Yeti – Om ». Ses cuisiniers népalais expérimentent sur le thème de la salade niçoise avec audace. Le lieu est très coquet, il y a du vrai café et une bibliothèque du tonnerre. Ed lit Terry Pratchett, moi Ruskin Bond. J’en profite également pour nettoyer intégralement mes affaires et me débarrasser enfin du fungus… Alléchés par la perspective d’un authentique bretzel, nous mettons ensuite un pied à la German Bakery ; ils n’ont en fait qu’un unique « creissant » à la texture douteuse. Nous allons plutôt visiter le monastère avec nos amis moines, qui sont de véritables adolescents turbulents. Les plus petits jouent au cricket. Ils sont là depuis l’âge de huit ans et y apprennent l’anglais et la poésie en sanskrit. Nos comparses nous montrent le fameux saint des saints du temple, plongé dans la pénombre. Il faut utiliser des lampes torches pour regarder les fresques, de magnifiques peintures ocre et rouges d’une finesse de trait incroyable. Je pense aux grottes d’Ajanta et me dis que c’est tout de même fou qu’une esthétique particulière puisse se retrouver si vivante et si forte à des milliers de kilomètres et des centaines d’années plus loin, au fin fond de l’Himalaya. Les figures sont déhanchées, leurs formes rondes et galbées, leurs visages fins et étirés à la manière d’une demoiselle Renaissance. Les vêtements sont représentés légers et transparents, comme sur les statues du même style. Avant de partir j’ai reçu une documentation de cinq kilos sur les peintures de Spiti de mon professeur de philosophie et ami le Dr. Shankaran. Je n’ai évidemment rien lu, mais je cherche par acquis de conscience de vagues souvenirs d’un cours d’histoire de l’art indien de l’université. Mon attention est vite détournée par un symbole plus facile à décrypter : de l’autre côté de la montagne, un gigantesque « OM MANI PADME HUM » s’étale sur une bonne centaine de mètres de dénivelé. C’est le mantra le plus célèbre du coin, et probablement de tout le bouddhisme. Il y a en a qui écrivent leurs initiales dans les éboulis, mais là c’est d’un autre niveau…

 

Le lendemain nous en apprenons davantage sur le bouddhisme tibétain. Contrairement aux moines du bouddhisme mahāyāna qui portent une robe safran, les membres de la sanghā (communauté monastique) ici portent du jaune et brun. Un secrétaire du monastère nous emmène à la bibliothèque, où trônent deux grands portraits : le Dalai Lama et Bob Marley. Comme nous sommes tous deux de nature scribouillarde, nous nous attablons avidement devant quelques manuscrits impressionnants en sanskrit et en tibétain. Et comme nous sommes aussi flemmards, nous passons deux minutes plus tard à l’étagère des vulgarisations illustrées en anglais. Toute la route de Spiti est parsemée de drapeaux (dhar-djuk) du plus bel effet, c’est l’occasion de comprendre ce qu’ils signifient. Il est composé de cinq couleurs représentant cinq éléments : le bleu pour le ciel, le blanc pour les nuages, le rouge pour l’atmosphère, le jaune pour le soleil et le vert pour la terre. Ce sont ces couleurs qu’on retrouve sur les drapeaux de prières, que le vent doit éparpiller pour une rotation plus efficace. De manière générale si vous êtes perdu dans le bouddhisme, dans le doute faites toujours tourner tout ce que vous voyez dans le sens des aiguilles d’une montre. Le vent fait aussi apparemment office de récitant délégué, puisqu’une prière murmurée par l’écho est considérée démultipliée. Nous voyons partout aussi des dorje, ou vajra en hindi, qui ressemblent à un double-sceptre et sont associés au tonnerre. C’est l’arme d’Indra dans l’hindouisme, mais un symbole de l’absolu pour les bouddhistes. Le bouddhisme a en tout huit symboles essentiels (aṣhṭamañgala) : le chatra (parasol) qui représente la dignité ; le dhwaja (bannière) pour la victoire ; le śañkha (conque) pour la sainteté ; un dessin constitué de dix carrés en un seul trait appelé śrīvatsa qui symbolise l’éternité ; le kalasha (vase) pour l’abondance ; un duo de poissons pour la fécondité ; un lotus pour la pureté ; et enfin la roue du dharma ou dharmachakra qui rappelle que le « chemin du milieu » (eight-fold path) enseigné par Bouddha conduit au salut. Un jeune apprenti nous fait un cours accéléré d’astrologie tibétaine, avec tant de raccourcis que nous ne savons plus trop où nous en sommes :

 

« La vie est influencée par les planètes, c’est-à-dire le karma, c’est-à-dire des esprits, qui sont neuf nombres carrés. On calcule votre horoscope avec ces neuf nombres, ainsi que douze animaux, huit parkhas, les cinq éléments et… votre date de naissance. Selon les résultats que vous obtenez dans les domaines de l’énergie vitale, de la santé, des finances et du succès, vous êtes associé à une divinité personnelle, le yidam. »

 

Un autre prend le relai pour la médecine tibétaine, qu’il appelle « ambrosia heart tantra » (cette appellation ne serait donc pas réservée aux livres de self-help douteux !). D’après son exposé, il y aurait trois grands types de paramètres vitaux ; s’ils sont en équilibre, vous êtes en bonne santé. Le premier est, comme chez les Grecs, constitué d’humeurs : vent, bile, glaires. Le second groupe rassemble les constituants du corps : le chyme (nourriture semi-digérée), le sang, la chair, la graisse, les os, la moelle et le sperme. Le dernier groupe est celui des impuretés : urine, selles, transpiration. Chacun des éléments de ces trois types est soit chaud soit froid, comme en médecine chinoise. Par exemple le vent est froid, le sang est chaud. Ces trois groupes peuvent entrer en déséquilibre sous l’influence de quatre facteurs : le temps, l’humeur, la nourriture et le comportement. Les conséquences de ce déséquilibre sont de trois ordres : l’attachement, la haine, la confusion. Il est clair à ce stade que les bouddhistes tibétains ont une grande passion pour les catégories. Un système de pensée où chaque chose est à sa place et où le monde rentre entièrement dans un plan en deux parties et sous-parties sans notes de bas de page ne peut que produire de la philosophie de qualité. Un peu de fantaisie est tout de même introduite au stade de la guérison, car une fois le déséquilibre diagnostiqué il faut encore le soigner… Notre ami se remet à énumérer des types de remèdes : la nourriture, le comportement, la médecine interne, le traitement externe ; mais très vite il s’emballe.

 

« Par exemple dans certains cas vous pouvez prendre un médicament fait à partir de chair humaine. Ou une liqueur réalisée avec des os moulus… »

 

Notre sang se glace (élément chaud tu parles), mais il poursuit :

 

« … Ou bien dans certains cas le remède est de rester dans un endroit chaud avec des amis plaisants. »

 

C’est décidément la journée du Savoir. Un moine plus âgé nous fait visiter d’autres parties du temple. D’un ton docte il nous explique :

 

« Ces statues représentent toutes Bouddha dans diverses positions. Comme vous voyez, elles sont vieilles de plus de mille ans et possèdent un grand pouvoir. En 2008, un jour de pleine lune, les mains de ces trois statues-ci ont bougé. »

 

Il n’y a pas que les statues qui subissent des transformations étranges au temple. Le moine nous explique qu’ils ont un différend avec l’Archeological Survey of India, un organisme public pour lequel Eduard a travaillé et qui possède plutôt une bonne réputation scientifique. Lorsque l’ASI a découvert le site dans les années 1990, ils ont lancé une campagne de rénovation en partenariat avec l’Unesco. Il faut savoir que tout le monastère est construit dans un mélange meuble d’argile, de grès et de torchis ; jugeant que l’argile était fragilisée, les chercheurs ont consolidé les fondations en coulant du béton. Seulement, au prochain tremblement de terre – et il y en a souvent – tout le monde a réalisé que l’argile avait en fait une utilité… Suffisamment molle pour absorber les chocs, elle avait permis à l’édifice de rester debout pendant un millénaire grâce à sa fonction d’amortisseur. Un seul séisme sur une base de béton a suffi pour tailler de larges failles dans les murs. Les moines ont refusé que l’ASI se charge des réparations, et pour camoufler les dégâts ils ont tout simplement repeint par-dessus le torchis. On peut donc maintenant voir à divers endroits incongrus du monastère des dessins d’enfants, un arbre, une fleur, un soleil qui traversent une fissure.

 

Chez Margaret, une famille indienne aisée a pris une chambre. Ils ont vécu deux ans en Franche-Comté. Leur fille aînée est d’un caractère abominable et jalouse clairement sa petite sœur, une toute jeune enfant gardée par sa āyā (nounou). La nounou doit dormir dehors, manger dehors, et n’a pas le droit de parler. Elle doit se laisser maltraiter par ces deux filles gâtées qui ne se privent pas de l’embêter, et c’est à peine si le couple de parents remarque sa présence. Impossible de demander ne serait-ce que son nom à la nounou, nous abandonnons donc ces fréquentations douteuses. En discutant de ce type de touristes avec des habitants de Tabo, nous apprenons qu’une campagne pour l’égalité hommes-femmes est menée en ce moment dans la vallée. Il y a quelques années a été créée une women’s cell destinée à recueillir les plaintes des femmes pour maltraitance, harcèlement, chantage sur la dot, abus et autres. La cellule a bien marché et beaucoup de femmes qui n’osaient pas aller vers la police ont pu être entendues grâce à cet intermédiaire. Le gros problème des affaires conjugales en Inde est notamment l’absence de preuves, le couple n’ayant souvent même pas de contrat de mariage. Cette cellule était habilitée à ouvrir une enquête sans éléments écrits, ce qui facilitait la démarche pour les femmes illettrées. Or quelques femmes ont commencé à détourner la cellule d’aide… Pour obtenir de leurs maris le remboursement d’une partie de la dot, ou une faveur pour un proche, ou l’acceptation d’un adultère, certaines se sont mises à les menacer de les dénoncer au women’s cell sur un faux témoignage. Il a donc fallu ouvrir l’année dernière une men’s cell, qui s’occupe spécifiquement des cas de chantage.

 

Notre tenancière elle-même se révèle un personnage haut en couleurs. Elle insiste pour nous faire visionner une cassette VHS qu’elle dit montrer à tous ses clients : un « documentaire sur la physique quantique ». Intrigués et enchantés de tomber sur une passionnée clandestine de science, nous regardons. Horreur. Au bout de dix minutes de jargon mystifié sur le chat de Schrödinger et le saut quantique, la voix-off en conclut que « l’esprit influence la réalité ». Elle susurre avec un ton d’hypnotiseur que grâce à la physique quantique, nous pouvons changer le monde ! Je peux changer ma vie si je pense positif ! Deux octogénaires siliconées approuvent du bout de leurs lèvres figées. D’ailleurs, une expérience le prouve ! Des scientifiques ont testé deux groupes de bouteilles d’eau. Des volontaires ont dit « thank you » au premier groupe – et là, nous voyons en gros plan une personne d’âge moyen remercier de tout son cœur une bouteille d’eau – et devinez quoi… Les bouteilles remerciées ont produit des cristaux différents ! Je ne le savais pas encore à l’époque, mais il y a tout un pan de la planète qui croit en la théorie d’un certain Masaru Emoto. Selon lui l’eau se « cristallise » dans des formes magnifiquement suggestives selon qu’on lui dit « Hitler », « j’te kiffe » ou « quelle belle journée dites madame ». Le documentaire poursuit en engageant le spectateur à s’inscrire à toutes sortes de groupes, et à propager la bonne parole de cette religion de l’amour qu’est la physique quantique. Maggie nous demande comment nous avons trouvé son film. Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Elle me dit qu’elle a eu des « expériences yogiques » qui lui ont « ouvert la voie à la physique quantique ». Psychanalyste pendant vingt ans, pour sa crise de la quarantaine elle est partie vivre neuf ans dans une forêt avec un gourou. En revenant au monde elle s’est rendu compte que Dieu n’était pas mort mais qu’il s’appelait maintenant Quantum.

 

Le lendemain est notre dernière journée de grimpe. Nous voulons arriver en équipe. Nous avons même trouvé un nom : King George, et une devise : Don’t Panic. Les cinquante derniers kilomètres sont faits de remontées et redescentes jusqu’à Kaza (3 650 m). Je prends ma petite revanche sur l’échec de la montée à Nako, car sur ces longues distances j’arrive à trouver un rythme à peu près régulier. Eduard lui est un sprinter ; déprimé par la proximité du but alors que je m’en réjouis, il est affalé sur son vélo et je pète le feu. Il accélère dans les montées et agonise dans les replats. Nous faisons étape pour le déjeuner dans un endroit sublime, où la Spiti s’évase et coule comme une mer d’huile. Elle se scinde bizarrement en deux dans le sens de la longueur : une partie turquoise et une partie brune où le sable est agité. La limite est très nette, c’est un phénomène très intriguant. Le fond de vallée alpine à cet endroit laisse aussi assez de place pour de larges rizières. Leur jeune vert, le bleu de l’eau et du ciel, les galets blancs immaculés feraient concurrence au meilleur fond d’écran de Windows. Tout n’est que calme et beauté. Nous ne parlons presque pas, absorbés par la douceur des choses. Même l’air à cette altitude et par cette température a quelque chose de bienveillant. Assis au bord de l’eau, nous dérangeons des bancs de petits poissons dans l’eau transparente. Il y a quelques arbres, quelques oiseaux. Cette dernière journée est l’apothéose.

 

Plus loin en chemin, nous croisons un étrange village. Le panneau indique « Kurith – population 30 », mais il n’y a aucune maison. Seulement des tentes. Une amie dont le père réalisateur filme les bergers d’Himachal Pradesh depuis de nombreuses années m’avait expliqué ce système : deux fois par an ils transportent leurs troupeaux de moutons, vaches ou buffles vers un nouveau pâturage. Ils passent l’hiver plus bas et l’été plus haut dans les montagnes, et la transhumance elle-même prend un à deux mois. Comme nous sommes au mois de juin, ils sont normalement en période de nomadisme estival. Ils ne sont pas pour autant entièrement nomades, car ils possèdent des terres et font partie d’un village précis – généralement celui où ils passeront l’hiver. Ils ont en plus des chemins préférés, et lorsqu’un groupe de bergers change son itinéraire il y a des disputes graves sur qui a volé le spot de qui. Visiblement ceux que nous voyons sont tellement habitués à venir s’installer ici que le Gouvernement les a considérés comme une véritable commune ! Dans un hameau un peu plus loin, nous voyons en effet les fameuses chèvres naines de l’Himalaya. On ne peut pas faire plus mignon sur Terre. Elles ont le poil long et font moins d’un mètre au garrot, avec de petits museaux fins et des oreilles tombantes. J’hésite à kidnapper un chevron. Une chèvre broute tranquillement une affiche politique du parti communiste ; il semble faire une campagne très active dans la région, si l’on en juge par le nombre de graffitis et de slogans qui s’étalent partout. Cette affiche-ci est d’une certaine délicatesse : « En donnant votre précieux vote au parti de l’étoile, faites d’une large majorité un succès. Merci. »

 

Une dernière frayeur nous attend au détour du chemin, dans un passage où la route n’est qu’un vague sentier de terre battue. Je vois soudain Ed piler à la sortie d’un tournant, et devant lui, de tout petits graviers tombent en cascade. En l’espace de cinq secondes, les graviers deviennent de petits cailloux, des galets de la taille d’une balle de golf se joignent à eux… C’est un éboulement. Nous n’avons pas le temps d’hésiter : soit nous restons plantés là et dans une minute la route sera totalement bloquée, jusqu’à ce qu’une hypothétique patrouille de la BRO vienne déblayer ; soit nous passons maintenant. À gauche, le ravin est profond de plusieurs centaines de mètres et ses parois sont si meubles qu’elles sont impraticables. À droite, aucun rocher n’est visible d’ici mais le terrain commence à sérieusement se décomposer par l’effet d’entraînement de la chute. À cet instant ce qui tombe devant nous n’a pas la force de nous assommer, alors c’est décidé : on fonce. Il nous faut deux mètres pour traverser la zone de chute et vingt mètres pour nous en éloigner, mais déjà quand nous nous retournons la fenêtre de passage est refermée, des roches grosses comme le poing entraînent bientôt de vrais ballons de football et tout dégringole dans le ravin. Quelques moments plus tard la route a disparu. Il y a à sa place un gros tas de pierres qui comble l’espace de façon à ce que la pente se prolonge tout droit du bas en haut de la paroi. Ça n’est pas très large, mais il aurait été totalement impossible de faire passer les vélos au-dessus sans risquer la chute. Il est difficile d’estimer en combien de temps cet éboulement mineur sera évacué. Les routiers sont parfois équipés de pelles, et la ITBP fait des patrouilles hebdomadaires. Nous n’avons pas risqué grand-chose en passant tout au début de la chute, mais si nous étions arrivés juste un tout petit peu plus tard nous aurions pu nous prendre un énorme rocher sur la tête. La chance en hindi : kismat.

 

En franchissant l’entrée de Kaza, nous hurlons comme des sauvages. Ho gayā : c’est fait, ça y est ! Cent quatre-vingt kilomètres de montagne en quatre jours de vélo, plus un jour de repos et deux jours de voyage en bus ! Nous fêtons ça avec de la bière de riz, un peu laiteuse mais efficace. On nous propose une partie de cricket mais nous n’avons pas les jambes à ça. Nous allons jeter un œil aux peintures rupestres et cherchons vaguement des yeux des fossiles à emporter. Nous ne trouvons que des pointes noires, très semblables à celles qu’on déterrait dans les chantiers de mon village et qu’on m’avait dit être des rostres (peut-être à tort). Ed est complètement vanné : de la seconde où nous avons franchi le portail de la ville, il s’est écroulé. Il s’est donné à fond pendant une semaine et sa réserve d’énergie est vide. Nous rechargeons les batteries en bâfrant comme des porcs, installés vant une télévision qui passe le film Benjamin Gates avec une pizza et un poulet-frites. Si la passe Kunzum La était ouverte, on aurait pu s’accorder quelques jours de plus pour symboliquement passer dans la vallée de Kullu… Mais la neige bloque encore tout, même au mois de juin, et nous n’avons pas le temps d’attendre dix jours. Un groupe de motards qui s’est arrêté à Kaza se pose la même question, mais eux ont le loisir de pouvoir avaler 100 kilomètres par jour. À nous il reste l’étape du retour, que nous devrons faire dès le lendemain.

 

Le bus fait le trajet aller exact en sens inverse, trois fois plus vite. C’est un mélange de ridicule et de victoire : d’un côté il y a de quoi vous dégoûter de l’effort quand on voit avec quelle facilité il est accompli par un gros moteur Tata, mais de l’autre il est impossible de profiter de la route quand on se retient de vomir dans une boîte à sardines. Les vélos sont attachés sur le toit, comme à l’aller. Notre système de nœuds de plus en plus perfectionné a déjà résisté à des trajets interminables, il y a peu de chances qu’il nous lâche maintenant. Erreur. À mi-chemin nous entendons un gros « BOUM » et notre première pensée – les réflexes humains sont déplorables – est que ce n’est certainement pas notre bagage qui est tombé. Personne ne réagit dans le bus. Je me retourne et contemple la scène : plus loin, un gros surplomb rocheux, et en-dessous, nos vélos. Branle-bas de combat, mais le chauffeur refuse d’abord de s’arrêter… Convaincu par nos gesticulations qu’il n’aura pas la paix sans ça, il trouve une sortie de tournant moins dangereuse où faire halte et nous laisse aller récupérer nos épaves. Je n’ose pas imaginer le drame s’il y avait eu des passagers sur le toit, comme c’est souvent le cas. Les vélos sont en pièces, ruinés, morts, kaput, khatm (finis). D’après le chauffeur un « câble bas » les a fait tomber (aucun réseau électrique en vue). Les cordes sont coupées comme à la hache ! Le surplomb a du les sectionner, laissant les vélos valdinguer sur la paroi. Tant pis, c’est le destin ; il fallait un achèvement définitif à cette aventure. S’il y a bien deux choses qu’on apprend en Inde, c’est : 1-shit happens ; 2-get over it. Nous rattachons donc nos blessés et reprenons la route. Dans le bus, le chauffeur a une playlist détonante par rapport aux habituels hits Bollywood : il passe en boucle les Beatles, alternés avec des chants de Noël oh so British. Au son de « Strawberry Fields » et « Hark! The Herald Angels Sing », nous atteignons Rekong Peo.

 


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